Il y a 5 ans, touché par la destruction d’un hydrofoil Russe de type Kolkida, j’avais essayé de retracer la fin de ce navire dans l’article «Triste fin». Il y a quelques semaines, Jean Paul Jannin, le commandant qui a réalisé le dernier voyage de cet engin volant, m’a contacté et m’a transmis le compte rendu de ce dernière navigation (je ne tiens pas compte du transfert St Nazaire/Lorient). Le texte de Jean Paul retrace ce dernier voyage fort épique et permet d’apporter des éclaircissements à mon article de 2009. Il reste que ce bateau aurait très bien pu connaitre un autre sort que sa destruction à l’engin de chantier…
De Stettin à St Nazaire
Par Jean Paul Jannin
Stettin / Kiel
Au mois de mai 2004, un ami d’Ajaccio m’appelle pour me dire qu’il y a un bateau à transférer de Pologne à Ajaccio. Très intéressant comme manip ! Nous prenons contact avec le propriétaire. Il a acheté, en Pologne, une vedette en aluminium du type hydroptère, le Delfin 1. La vedette de trente quatre mètres de longueur est motorisée avec deux fois mille quatre cents chevaux et peut embarquer cent vingt passagers. Une fois déjaugée, elle atteint les quarante deux nœuds. C’est un modèle soviétique du type Kolkhida prévu pour aller sur les fleuves et dans des mers fermées dont les vagues ne dépassent pas deux mètres de hauteur. L’idée est d’amener cette vedette en Tunisie pour faire la liaison entre Hammamet et Sousse où se trouve un énorme parc d’attraction. La liaison par hydroptère est beaucoup plus rapide que par autobus compte tenu de l’encombrement de la route.
Le collègue et moi partons pour Berlin où nous attend le propriétaire. Ensuite en voiture jusqu’à Stettin. Le Delfin1 est sur cale hors de l’eau. Le Bureau Veritas ayant exigé une inspection de coque à sec. Heureusement, car il s’avère qu’il y a la ligne d’arbre tribord à changer. En inspectant soigneusement les ailerons arrière, en titane, supportant les deux arbres d’hélice et le gouvernail central, il me semble qu’il y a quelque chose de pas net. En effet, en s’éloignant un peu, on s’aperçoit que la partie horizontale tribord de l’aileron est plus épaisse que la partie bâbord. En inspectant de plus près et en prenant des mesures, il me semble que cet aileron a pris un sacré coup dans la figure ! Il y a même des traces de soudure sur la partie supérieure. Une fois la ligne d’arbre remontée, les hélices mises en place, il se trouve que l’espace entre le moyeu de l’hélice et le palier est plus grand à tribord qu’à bâbord. Cela prouve que l’ensemble de l’aileron est légèrement tordu vers l’avant. Je vais voir le directeur du chantier entretenant le bateau et lui demande, très discrètement, si, par le plus grand des hasards, il n’aurait pas eu vent d’un accident à grande vitesse. Tout aussi discrètement, il me tend la photocopie d’un rapport d’avarie. Lors d’une traversée Pologne/Suède, ils se sont payés un filet à quarante nœuds. Le choc a été d’une telle violence que le moteur tribord a calé net et que la ligne d’arbre a reculé. Ils ont eu aussi une voie d’eau, par le presse-étoupe de ligne d’arbre, une fois la coque rentrée dans l’eau. Ils sont rentrés à Stettin sur une patte en pompant en permanence dans la cale machine. Heureusement que les soviétiques construisaient leurs navires costauds. Un engin comme celui-là construit en France, son arrière n’aurait pas tenu et il serait toujours au fond de la baltique.
Nous sommes quatre d’équipage à bord, mon collègue et moi comme capitaines, un mécanicien polonais et un français. Si la coque est solide, le reste, en particulier tout ce qui est électrique, est un foutoir monumental. Le groupe électrogène a un mal fou à démarrer car sa pompe de circulation d’eau de refroidissement n’est pas tout à fait étanche et il faut l’amorcer avec du liquide vaisselle ! La puissance des moteurs est telle qu’il faut laisser en permanence la porte étanche de la machine ouverte pour qu’il y ait suffisamment d’air pour la combustion. On règle la puissance des moteurs en fonction de la température des turbocompresseurs qui ne doit pas, normalement, dépasser 550°. Les températures d’échappement sont largement supérieures à 450° et il faut refroidir, en permanence, les deux cheminées d’échappement par un système de tubes en cuivre, dans lesquels circule de l’eau de mer, qui entourent les tuyaux. Les moteurs sont des BMW excellents normalement, mais manifestement, pas très bien entretenus. Nous demandons des analyses d’huile et il s’avère qu’il y a une usure anormale des chemises de cylindres et des paliers. A chaque démarrage, nous envoyons une quantité phénoménale de calamine dans l’air autour du bateau. A croire que nous marchons au charbon. Le conditionnement d’air ne fonctionne plus. Si ce bateau arrive jusqu’en Tunisie, je ne sais pas si les passagers apprécieront d’être coincés dans leur siège et sans climatisation !
Le Bureau Veritas nous donne sa bénédiction et nous nous préparons à partir. Les seules restrictions sont : pas de vagues de plus de deux mètres de hauteur maximum et interdiction de navigation de nuit. Surprise de dernière heure, le capitaine polonais et son chef machine devant nous accompagner jusqu’à Kiel nous disent qu’ils débarqueront à Świnoujście (ex Swinemünde), se trouvant à l’embouchure de l’Oder, avec les russes du Bureau Veritas. Ils nous disent qu’ils ont des problèmes et ne peuvent nous accompagner, mais qu’ils nous mettront le bateau en main pendant la descente de l’Oder vers la mer. Je ne suis pas d’accord, car ce type de bateau ne se met pas en main en cinq minutes. Nous sommes sur une fusée et il faudrait presque un brevet de pilote d’avion pour commander ce truc ! J’insiste auprès du propriétaire mais celui-ci nous répond que mon collègue et moi sommes excellents et que ça va aller. Dans le lac entre Stettin et Swinemünde, nous poussons la bête et la faisons sortir de l’eau. Puis, nous rentrons dans l’eau. En effet, à grande vitesse, la coque sort totalement de l’eau et le navire glisse sur ses ailerons. C’est ce qui permet d’atteindre une grande vitesse avec une consommation de carburant relativement modique. Par contre, nous ne pouvons naviguer qu’avec des vagues inférieures à deux mètres de hauteur au maximum. Sinon, il faut se résoudre à rentrer la coque dans l’eau et ne pas pouvoir dépasser quinze nœuds. La procédure de décollage, si j’ose m’exprimer ainsi, est simple. Face à la vague, on pousse les moteurs à fond, on ne touche surtout pas à la barre de direction et on espère que la coque va monter sur ses ailerons. Si au bout d’une minute la coque n’est pas sortie, il faut couper les gaz. Dès la sortie de l’eau, il faut manœuvrer très délicatement car, à 42 nœuds, pas question de donner un coup de barre intempestif. D’ailleurs, la commande de barre est en deux parties. Une barre normale pour les basses vitesses, et, pour les grandes vitesses, un grand volant de camion avec une démultiplication telle qu’il faut donner au moins quatre tours pour obtenir deux degrés de barre.
Pendant l’essai, le mécanicien français, qui ne s’attendait pas au choc, glisse sur une marche et se foule une cheville. Mauvais début de croisière. Nous débarquons tous nos passagers à Swinemünde et pas plus rassuré que cela, nous mettons le cap vers Kiel. Notre mécanicien est inapte au quart, le mécanicien polonais surveille ses moteurs, nous sommes seuls, le collègue et moi, à la passerelle. La mer est maniable, mais il y a quand même, de temps en temps, des creux un peu plus marqués mais que nous estimons inférieurs aux deux mètres. Nous nous enhardissons et poussons la machine. Le bateau décolle, je pilote en tenant un œil sur le compas et un autre sur les vagues. Nous nous apercevons que le gyrocompas n’est pas stable. Nous aurons donc des problèmes de tenue de cap en manche. Je ne fais pas attention à une vague qui arrive car je surveille mon cap. Et c’est la catastrophe. Le nez plonge dans la vague, je coupe les moteurs, mais c’est trop tard. A 40 nœuds, nous pénétrons dans la vague qui nous submerge. Deux vitres sur trois éclatent mais restent en place. C’est du verre blindé, il s’est fragmenté mais est resté dans le châssis. Heureusement pour nous. Par contre, l’aileron supérieur bâbord supportant deux radeaux de sauvetage a été arraché de la coque et les deux radeaux sont gonflés non loin de nous. L’aileron pend vers le bas, encore retenu par un morceau d’aluminium. Nous prévenons les gardes-côtes allemands de Rostock de ce qui nous est arrivé, leur signalons qu’il y a deux radeaux de sauvetage gonflés dans le nord du Cap Arkona, mais qu’il n’y a personne à bord. Nous faisons route vers Kiel et voyons arriver deux navires des garde-côtes qui viennent récupérer les radeaux. Ils nous demandent si nous désirons les reprendre. Ont-ils une école maritime à Rostock ? Leur réponse étant affirmative, je leur dis que je fais cadeau des radeaux à l’école pour l’instruction des élèves. Congratulations réciproques, bon souhait de bonne route, ils repartent et nous aussi. Sauf que pour nous, la galère commence. En effet, ne connaissant pas l’ampleur des dégâts, je n’ose accélérer, et c’est à une vitesse de dix nœuds que nous transitons vers Kiel. Oui, mais, à cette vitesse, tout surchauffe dans la machine, alors de temps en temps il faut accélérer, mais le bruit que fait l’aileron tapant contre la coque, me fait réduire assez rapidement. Nous aurions dû arriver à Kiel vers 16 h, nous y sommes arrivés le lendemain matin vers 7h. Le propriétaire ainsi qu’un des actionnaires de la société étaient sur le quai. Nous examinons les dégâts. Il faut changer deux vitres de la passerelle et ressouder l’aileron bâbord. Un chantier du port peut, immédiatement nous changer les deux vitres, mais ne peut souder de l’aluminium. Pour cela, il faut emprunter le canal et s’arrêter au milieu dans un chantier spécialisé pour l’aluminium. En attendant, nous amarrons l’aileron ce qui nous permettra de monter en allure. Pendant la réparation des vitres, je grappille quelques heures de sommeil. Réparation terminée, nous allons au quai pétrole refaire un plein. Ensuite, entrée dans le canal. Surprise, une fois dans le sas, le pilote me prévient qu’il faut aller régler les droits de passage. J’y vais avec un chèque de la boîte. Refus de la tour de contrôle. Pas de chèque. Je suis obligé de régler avec ma carte bancaire personnelle. Enfin, nous sommes autorisés à continuer.
Le pilote nous fait accoster au chantier de Frühnebel qui va nous réparer notre aileron. Bien, le patron est là et nous emmène dans un hôtel où nous pourrons, enfin, nous laver (quoique étant ancien sous-marinier cela ne me gène pas outre mesure !), mais surtout se ravitailler et dormir. Concernant le ravitaillement, je me rends compte que les poches des chefs sont surtout remplies d’oursins ! Il n’empêche que je me fous de leur opinion et que je demande mon whisky vespéral en regardant, d’un air patelin, leurs tronches longues d’une aune.
Kiel / Cuxhaven
Le lendemain matin, l’aileron est à poste. Le pilote embarque et me demande à quelle vitesse je peux aller. Je lui dis 42 nœuds. Avec un air gourmand, il me dit que nous allons arriver dans un espace très large et que, si je pouvais, éventuellement, lui faire une démonstration, cela ne lui déplairait pas. Pas de problème. Nous sommes en queue de convoi, arrivés à l’endroit prévu, je bourre les moteurs, nous décollons, atteignons les 36 nœuds, mais il n’y a pas assez d’espace et je coupe. Le pilote est bluffé et ravi. A la relève, au milieu du canal, il en parle à son collègue qui me dit qu’il y a un endroit assez large et que, si je voulais bien lui faire une démonstration, il m’en serait reconnaissant. On a beau avoir gagné la dernière guerre, faire plaisir à un ancien ennemi est gratifiant ! Nous sortons du canal et entrons dans l’Elbe. Nous devons faire escale à Cuxhaven. Je monte à 42 nœuds jusqu’à l’entrée du port. La capitainerie, voyant le type de navire, préfère nous rentrer dans le bassin à flot. Une fois amarré, l’associé de la compagnie que nous avons à bord depuis Kiel et que nous aurons, hélas, encore longtemps, va chercher un hôtel. Pendant ce temps, la douane se manifeste et vient à bord. Gestapo, Papier, Kontrol et tout ça ! Non je plaisante. Les douaniers contrôlent mes papiers. S’assurent que la partie sous douane n’a pas été ouverte et nous souhaitent un bon séjour au port. J’aimerais qu’il en soit de même en France. Nous allons dîner. L’associé et l’équipage (dont nous avions débarqué le mécanicien français à Kiel à cause de sa foulure) vont à l’hôtel. Je rentre à bord dormir sur une banquette. Je n’aime pas laisser mon bateau tout seul. J’ai apprécié l’escale à Cuxhaven. Très jolie ville, accueillante, mais toujours sous la menace des hautes eaux comme Venise. Sauf qu’ici, on voit des portes étanches dans les rues. C’est tout de même impressionnant.
Cuxhaven / Dunkerque
Lendemain matin appareillage. Ouverture du sas, nous sortons pour gagner la mer du nord. Direction la Hollande. Pas très facile de naviguer à cette vitesse en essayant de ne pas sortir des rails, tout en essayant de ne pas avoir de problème quand nous franchissons une vague de sillage. Une fois suffit pour les vitres, d’autant que les nouvelles ne sont pas blindées ! Nous dérivons et avons un avion de patrouille maritime hollandais qui nous survole et nous colle un PV parce que nous sommes sortis du rail. Bon, tant pis pour moi. En fin d’après-midi, nous stoppons pour compléter notre carburant, avec les deux réservoirs supplémentaires, façon avion de chasse, que nous avions embarqués en Pologne. Le seul problème est que nous avions prévu de faire escale en hollande. Avec le PV, il valait mieux continuer vers la France. Hélas, je n’ai qu’une carte générale de la zone car au départ de Pologne, nous n’aurions pas du nous arrêter à Dunkerque. Je tente le coup. Me glisse entre les bancs de sable, et nous entrons en catimini dans le port à flot de Dunkerque ouest. Nous n’avons pas fini de nous amarrer que des vigiles nous tombent dessus. Plan Vigipirate et toutes ces sortes de choses, contrevenants, terroristes, etc. Je montre les papiers, explique que nous sommes quasiment en rade de carburant et que nous aimerions bien dormir. Les gars sont compréhensifs et nous laissent à notre poste.
Le lendemain matin, il faut partir vers le port pour refaire du gazole car nous sommes, réellement, en fond de cuve. J’accoste au quai pêche pour demander du gazole. Le responsable me répond qu’il ne peut me délivrer du gazole car je suis bâtiment de commerce. Je suis étonné et lui fais remarquer qu’en Méditerranée les petits bâtiments de commerce peuvent se ravitailler dans n’importe quel port. Réponse, nous avons des ordres de la douane. Bien, nous devons nous plier aux lois françaises. Je fais remarquer la chose à mon collègue, qui râlait beaucoup quand nous étions à Stettin, et qui attendait avec impatience d’entrer dans les eaux françaises, afin d’avoir moins de tracas, et lui demande quel est son sentiment actuel. Ce n’est pas la peine d’ergoter, je me présente à la douane avec tous les papiers du bateau. Certificat de francisation établi par l’ambassade de France à Varsovie, permis de navigation établi par les affaires maritimes d’Ajaccio ainsi que le rôle d’équipage, dédouanement du navire établi par les douanes d’Ajaccio, immatriculation provisoire au registre des navires de commerce français, acte de propriété transcrit par l’ambassade de France à Varsovie. Rien n’y fait. Le douanier de service estime qu’une ambassade de France n’est pas habilitée à dire si un bateau est français ou pas et qu’il considère le certificat de francisation pas tout à fait comme un faux, mais pas loin. Bon, j’ai besoin de mon carburant donc je la ferme. La station des pêcheurs me dit de voir avec le port de commerce. Bien, je le contacte, j’ai une personne qui me demande de combien j’ai besoin. Quand je lui dis qu’il me faut huit tonnes elle me répond qu’elle est désolée mais la livraison minimum est de trente tonnes. Je remercie et annonce que je me débrouillerai autrement. Une rafale de coups de téléphone avec la Corse. Un retour sur Paris. Un appel d’une secrétaire d’une compagnie pétrolière, avec qui nous travaillons d’habitude, me dit tel jour à telle heure, un camion devant livrer le gazole au port de pêche de Dunkerque, s’arrêtera d’abord chez vous pour vous donner huit tonnes de fuel. Mais rapidement et, surtout, que personne ne le sache. Tôt le matin le camion est là. Nous embarquons nos dix mille litres de gazole et appareillons.
Dans l’écluse Tristram le courant me plaque contre la paroi et mon aileron tribord s’accroche au mur. Le temps de faire stopper le sassage, l’aileron se soulève et se dessoude par en dessous. Nous décollons de la paroi et sommes projetés contre la porte extérieure. Un inspecteur du port vient contrôler l’état de la porte. Il n’y a pas de dégâts. Nous avons une brèche en dessous de l’aileron et la vitre du compartiment avant tribord cassée. Nous retournons à quai. Par chance, il y a un chantier de construction, spécialiste de l’aluminium, à côté du port. Devis établi et accepté, la réparation commence. Nous faisons remplacer aussi la vitre. Quatre jours après, nous sommes parés. Nous avions décidé d’abord, de faire escale à Cherbourg. Compte tenu des retards accumulés, je décide de faire route directe sur Brest.
Dunkerque / Brest
Appareillage prévu à 6h du matin. Il y a un brouillard à couper au couteau. Nous nous déplaçons au radar dans le port. Je me trompe d’écluse et, croyant être dans la Tristram, j’annonce à la vigie que je suis prêt à être sassé. La vigie m’annonce, en rigolant, que je suis dans la Charles de Gaulle, mais qu’il va me sasser quand même. Nous embouquons le chenal de sortie à toute petite vitesse. Visibilité inférieure à cinquante mètres. La vigie nous signale que nous allons croiser un cargo, je me tiens le plus près possible des bouées latérales pour lui laisser la place. Mais avec mon tirant d’eau de trois mètres cinquante et mes foils qui débordent sous la coque, j’ai peur d’accrocher quelque chose. Enfin le cargo nous croise. Je reviens au milieu du chenal et sors vers la Mer du Nord. Je suis en sueur, j’ai l’estomac noué, en bref, une trouille monumentale de m’échouer. Au bout d’une heure, le temps s’éclaircit enfin. Nous prenons le rail descendant en Manche et pouvons monter en allure. Le temps est superbe et la mer très calme. Il n’y a même pas de houle. Nous tournons à quarante nœuds. La seule difficulté est le franchissement des vagues de sillage des navires que nous doublons. Nous mettons le cap sur l’entrée du chenal du Four. Je demande au Cross Corsen l’autorisation de transiter par les chenaux intérieurs. Il ne m’autorise que le Four et le Fromveur avec une vitesse inférieure à quinze nœuds. Je n’ai pas la carte détaillée de la zone, mais les souvenirs du cours de chef de quart sont toujours vivaces. Je descends le chenal du Four puis tourne à droite pour prendre le Fromveur. Après le phare de Kéréon, un large virage à gauche en direction du phare des Pierres Noires. Je suis remonté en allure et file maintenant trente nœuds. Passé les Pierres Noires, direction le goulet de Brest. J’appelle la vigie du Portzic et lui demande s’il existe une limitation de vitesse dans le goulet et en rade. Réponse : pas à notre connaissance. Au poil, j’entre en rade à trente nœuds jusqu’au port du Moulin Blanc où nous nous accostons pour la nuit. Le lendemain matin, il faut faire du carburant. Il nous reste un peu moins de cinq cents litres en soute.
Nous accostons à la station. Compte tenu des problèmes de ravitaillement à Dunkerque, je demande au gérant de m’accompagner chez les douaniers. Ces derniers sont étonnés et me disent que mes papiers sont parfaitement en règle et qu’ils ne comprennent pas l’attitude de leurs collègues dunkerquois. Nous faisons le plein. Embarquons de quoi manger et boire et direction Saint Nazaire.
Brest / St Nazaire
Le Cross Corsen m’ayant interdit de passer par le Raz de Sein, je suis obligé de faire le grand tour par Armen. Bah, le temps reste au beau fixe avec un magnifique soleil. Dés la sortie du goulet, nous réglons à quarante nœuds. Nous virons à Armen, passons Penmarch, puis cap sur Belle Ile. Au large de Belle Ile, le sémaphore du Talut demande au navire croisant à quarante nœuds cap au sud-est de s’identifier. Nous le faisons volontiers.
A l’entrée de l’estuaire de la Loire, nous devons fortement ralentir car il y a beaucoup de filets de pêche. Nous remontons l’estuaire et nous accostons dans l’avant port de Saint Nazaire pour attendre la marée, permettant d’ouvrir l’écluse d’accès aux bassins de Saint Nazaire et de Penhoët. Nous entrons dans l’écluse. La porte extérieure se ferme. L’intérieur s’ouvre, le pont se soulève pour nous laisser passer. Nous défilons devant la base sous-marine en direction du pont tournant, séparant les deux bassins, et nous accostons au quai du Dolmen. Je vais me renseigner pour le ravitaillement en carburant. La station service des pêcheurs se contente simplement de faire une photocopie de l’acte de francisation pour pouvoir me délivrer le carburant.
St Nazaire / St Nazaire
Le plein de carburant fait, nous nous préparons à partir vers Gijón en Espagne. Appareillage à la fraiche, descente de la Loire, le stationnaire des pilotes s’inquiète un peu de savoir qui nous sommes. Enfin dehors, et direction sud ouest vers l’Espagne. Le temps est plus que maniable, nous sommes à une allure raisonnable pour la consommation, soit trente cinq nœuds, les températures moteurs, turbo et échappement sont dans la bonne fourchette. Nous sommes résolument optimistes, quand je vois mon chef machine monter sur le pont, sans me prévenir, et tourner autour de la cheminée bâbord. Je pousse une gueulante car se promener sur une surface arrondie, sans gilet de sauvetage ni ceinture de sécurité, relève du suicide pur et simple ! Le chef vient me rendre compte que nous avons un problème de refroidissement sur la cheminée bâbord. Un des circuits est percé et l’eau coule dans la cale. Nous ne pouvons maintenir le rythme de ce moteur sans avoir le risque d’un feu de cheminée. Nous prenons la décision de retourner à Saint Nazaire. Nous revenons donc dans l’avant port pour attendre l’ouverture de l’écluse. Au moment de partir, le moteur tribord refuse tout démarrage. J’entre dans l’écluse uniquement sur le moteur bâbord et, surtout, sans prévenir la capitainerie de mon problème, car, je ne tiens pas à payer un remorqueur d’assistance. Nous nous remettons à quai.
Investigation de la panne. Nous virons le moteur à la main. Il tourne puis se bloque. Nous repartons en sens inverse, il tourne puis se bloque à nouveau au même niveau. Nous essayons un lancement normal à l’air et la bourrique, telle l’âne moyen, se bloque encore au même endroit. Après étude des différents rapports en notre possession, nous en déduisons que ce moteur a déjà eu une avarie de ce type, suite au problème en baltique avec le filet dans l’hélice. Les analyses d’huile effectuées en Pologne indiquaient d’ailleurs, qu’il y avait un problème d’usure sur ce moteur. Bien, le bateau étant bloqué à Saint Nazaire pour une durée indéterminée, mon collègue et moi décidons de rentrer en Corse. Le chantier BMW marine prend en charge le problème. Deux semaines après, je reviens à Saint Nazaire pour récupérer des affaires personnelles restées sur Delfin1. Le moteur est à l’atelier. On me présente le résultat des expertises. La bielle du cylindre n°1 est vrillée, le bas du piston est mangé comme par un dragon, les bielles des cylindres 2 et 3 sont, à peu près, dans le même état, mais moins accentué. Il s’avère que le cylindre 1 est celui qui a cassé lors de l’accident en baltique. Le moteur ayant une faiblesse à ce niveau, les températures d’échappement ayant dépassé la normale, l’avarie est arrivé. Si nous avions maintenu notre route le moteur aurait, peut-être tenu le coup, mais, il nous aurait, très certainement, lâché dès que nous l’aurions stoppé. Il vaut mieux que cela ce soit fait dans un port français. Nous avons donc deux avaries, indépendantes l’une de l’autre. Refroidissement de la cheminé bâbord à refaire, moteur tribord à refaire. L’associé que nous avons à bord râle tant et plus, car il a, d’après ses dires, investi toutes ses économies dans ce projet. Je lui fais remarquer que dans le milieu maritime, il y a aussi des margoulins. Pour vendre un bateau pourri, tout est bon ! Ensuite, quand on ne connaît rien dans le domaine maritime, on n’essaye pas de devenir armateur, surtout quand on n’en a pas les moyens. Si les armateurs avaient fait un simple tour d’horizon sur internet, ils se seraient rendus compte qu’il y avait quelques bateaux de ce type à vendre en Méditerranée, et à un prix nettement inférieur à ce qu’ils ont payés. Les bateaux d’occasions sont aux bateaux neufs, ce que les voitures d’occasions sont aux voitures neuves. Ce n’est pas le tout de regarder la peinture et l’aspect général extérieur, il faut plonger dans les cales, sous les bâtis moteurs, planter un couteau dans un coque en bois, vérifier qu’il n’y a pas d’osmose sur un bateau en plastique, que les mises à la masse sont bien équilibrées sur un bateau en aluminium, sinon, baisés !
Sur ce, Delfin1 est immobilisé au port. La remise en état du moteur va coûter très cher, environ trois cent mille francs au minimum. Il n’y a plus de raisons de conserver un équipage. Nous rentrons chez nous, la compagnie nous règle notre salaire et au revoir.
Lorient
Par F. Monsonnec
Les « obscures raisons » qui ont abouti à la destruction de ce bateau sont résumées dans mon article « Triste fin ». Huit ans après je ne comprends toujours pas… D’après Jean Paul, qui a pris un réel plaisir à commander cette bête, le bateau n’était pas à la hauteur des attentes et du prix demandé. Mais c’était alors pour faire la liaison entre Hammamet/Sousse. Quand il a été détruit, les propriétaires avaient changés et même si le projet de restaurant pour lequel il avait été acheté n’était pas réalisable, je pense que ce bateau aurait très bien pu trouver une autre destination. Toujours pour voler ou comme certains anciens spécimens, pour servir de maison flottante…
A qui confie-t-on le transfert d’un Kolkhida ?
Né en 1944 à Ajaccio, Jean Paul Jannin est entré à 15 ans à l’Ecole des mousses de la Marine Nationale. Après 30 années dans la marine dont une bonne partie sur les sous-marins, il a quitté la « Royale » avec le grade de capitaine de corvette. Il a ensuite été formateur pour la Marine Marchande, commandé des vedettes de promenade et des yachts de grande plaisance en Méditerranée. Il a navigué comme maître d’équipage sur les NGV de la Corsica Ferries, commandé un cargo au Bénin et un bâtiment de débarquement au Gabon. Il a été conseillé technique maritime du Directeur Général de la Douane de Cote d’Ivoire. A Fort de France il a rempli la fonction de capitaine d’armement d’une compagnie de vedettes. Sa carrière s’est achevée comme capitaine d’une vedette hydrographique au service du centre spatial guyanais. Bref, on comprend à la lecture de ce «CV» qu’on lui ait confié le rapatriement d’un hydrofoil… Jean Paul Jannin prépare en ce moment la réédition de son livre qui sera disponible courant avril.
D’autres engins du même type en vente
Classé dans:Divers, Histoire, Moteur
