Je suis régulièrement questionné par des visiteurs du blog Foilers qui travaillent sur des TPEs et TIPEs. Lors de nos échanges, une question revient souvent : « est ce qu’il est possible de faire voler un grand bateau ? ». Question logique puisque l’utilisation de foils peut limiter la trainée et donc la consommation d’énergie. Et comment ne pas rêver à ce type de monstre volant quand certains transforment leurs rêves de « cargofoils » en visuels accrocheurs ?

Alors vol ou pas vol ?
La réponse est simple, « NON », elle est pourtant rarement énoncée. Il y a 80 ans, rêver de grands bateaux volants était déjà étonnant. On peut accepter qu’à cette époque tout était envisageable et qu’il faisait bon rêver entre les deux guerres et après la seconde guerre mondiale …

Practical Mechanics 1961 – Modern Mechanix Jan 1934 – Popular Science Jan 1936
Popular Science April 1939 – Tekhnika Molodezhi августейший 1958 – Népszerű Technika Június 1959
Pourquoi ?
Je passe sur le fait que les hydrofoils n’aiment pas le poids, j’oublie la complexité de la motorisation, la difficulté à atteindre une vitesse suffisante pour voler, les problèmes de résistance des matériaux, l’encombrement… je ne vais aborder qu’un seul point primordial… Suspens !
Proposer du transport de fret à foil, c’est ignorer, ou faire semblant d’ignorer, comment évolue la longueur, la surface et le poids des bateaux. C’est, oublier que la surface évolue au carré de l’échelle et le volume au cube. C’est un problème bien connu des maquettistes qui, pour ceux qui font naviguer leurs créations, sont obligés d’ajuster la surface des voiles et des appendices sous peine d’obtenir des engins indomptables. J’ai testé lorsque j’étais jeune dans les années 18_ _ (!) en réduisant de moitié le plan d’une maquette Class M, la quille à bulbe n’était pas en mesure de contrecarré le poids du gréement et le volume de la coque d’accepter un poids de quille supérieur ! Ici, inversement, on ne réduit pas la taille mais on l’augmente, à partir d’une certaine longueur la surface des foils nécessaire au vol devient déraisonnable.
On l’a déjà fait ?
Bien sûr, les armées Allemandes, Russe, Américaine, Canadienne, Italienne… ont navigué sur de grands hydrofoils mais jamais au-delà d’une longueur de 67 m.
US Navy
Les américains ont réalisé de très nombreux essais de navires conçus par Baker, Grummann, Boeing… Des années 60 aux années 80, l’US Navy fait voler de nombreux bateaux ou séries de bateaux : High Point, Flagstaff, Tucumcari, Swordfish, Jetfoil, classe PHM-1 et classe PHM-3. Le plus grand était l’USS Plainview mis à l’eau en 1964, d’une longueur de 67 m, il pesait 315 tonnes.
NCSM Bras d’Or
En 1968, les Canadiens font voler le très beau bateau NCSM Bras d’Or, longueur 45.95 m, poids 200 tonnes.

русская армия
Comme les américains, les russes ont développé de nombreux hydrofoils. Le plus grand, le Sarancha, réalisé en 1973, était long de 53.6 m. Ils ont aussi utilisé 16 bateaux de 40 m de la classe Muravey, construits entre 1983 et 1989. Mais aussi des Matka-class missile boat (38.6 m) et des Turya-class torpedo boat (39.6 m), mais seul l’avant de ces engins décollait, l’arrière étant dépourvu de foils.
C’est quoi cette histoire d’échelle ?
La longueur, la largeur, l’épaisseur… ces éléments évoluent le plus simplement du monde, par multiplication de l’échelle. Mais la surface, elle, évolue au carré de l’échelle ! Quant au volume (donc le poids), au cube. Voilà, tout est dit ! Des petits schémas pour mieux visualiser ?

Oui mais on ne fait pas voler des droites, des carrés ou des cubes !
Ci-dessous une « simulation » pour le même bateau à moteur de 10 et 100 m de longueur. La surface de foil nécessaire au vol a été calculée à l’aide d’un petit outil qui, sans être d’une grande précision, s’approche suffisamment de valeurs réelles. Mon bateau a peut-être une allure désuète, j’ai recyclé un de mes dessins du HS Denison, bateau lancé en 1962 : 27m, 95 tonnes, foils avant en V et un foil arrière en T. Des foils en T à l’avant seraient moins grand (pour la partie portante) mais cela ne révolutionnerait pas les données. Pour simplifier, j’ai opté pour des foils basiques, rectangulaires. Bien sûr, on peut me rétorquer que l’on peut utiliser une configuration spécifique, « magique ». Mais laquelle ? Multiplier les foils donc les perturbations, les risques de collisions, la complexité, faire moins long et plus large donc limiter l’allongement des foils, gage d’efficacité… ?
La « base », longueur 10 m
- Longueur : 10 m
- Poids d’un yacht de 10 m : 6.050 tonnes
- Vitesse de décollage souhaitée : 15 nœuds
- Incidence foils : 4° à l’avant, 2° à l’arrière
- Longueur des foils en V sous la surface : 2.80 m
- Surface des 3 foils : 8.2 m²
- Portance de ces foils à 15 noeuds : 6.26 tonnes
- Exemple de bateau, Flyer de 10 Beneteau 5688 kg sans passagers + 4 passagés de 80 kg => 6000 kg
Le même engin X 10
- Longueur : 100 m
- Poids d’un yacht de 100 m : 2 600 tonnes, 6 050 tonnes pour un petit cargo !
- Vitesse et incidence : identiques
- Longueur des foil en V sous la surface (à l’echelle) : 28 m
- Surface des 3 foils à l’échelle : 820 m² (8.2 x 10²)
- Portance estimée des foils de 820 m² à 15 noeuds : 626 tonnes !
- Exemple de bateau, Yacht Atessa IV : 2621 tonnes
- Exemple de mini vraquier, MV Saffier : 6 050 000 kg TPL (Tonnes de Port en Lourd)
Observations
A l’échelle, on obtient donc 626 tonnes de portance alors que le bateau pèse 2 600 tonnes. Le décalage masse bateau / portance est de 1974 tonnes. A l’échelle, la surface des foils permet d’obtenir une portance est 4 fois trop faible, 25% du poids de l’engin ! Comme noté plus haut, ce décalage est lié à l’évolution de l’échelle (la surface au carré de l’échelle et le volume, donc le poids, au cube). Il faut augmenter la taille des foils de manière plus importante que ne le fait l’échelle. La surface de foil nécessaire pour les 2 600 tonnes du bateau serait de 3442 m² (deux foils en V + un en T) ! Et la longueur nécessaire sous la surface pour ces foils serait de 57.4 m !

Conclusions
Les foils de 57 m sous la surface d’un bateau de 100 m de long sont bien entendue ingérables, en terme d’architecture (positionnement des centres de poussées), trainée, encombrement, résistance… Et ceci seulement pour un yacht de 100 m, un bateau non prévu pour transporter des charges. Un cargo de 100 m n’existe pas/plus. La bateau « MV Saffier » évoqué ci-dessus est un mini vraquier, format de bateaux utilisés le plupart du temps pour le transport fluvial permettant de transporter 500 à 2500 tonnes de charge. Dans les années 50 les portes containers faisaient déjà entre 135 et 200 m, aujourd’hui ils mesurent plus de 400m. Il y a un peu plus de 20 ans, une étude de conception réalisée aux USA a conclu, sur la base des engins réalisés par Boeing, que dans l’état actuel de la technique il était possible de réaliser un destroyer à foils de 1300 tonnes capable de traverser l’Atlantique sur ses foils sans approvisionnement. On est loin du poids d’un bateau de charge de 100 m…
C’est tout ?
Comme énoncé plus tôt, j’avoue que je ne comptais pas aborder d’autres blocages, partant du principe que l’argument de l’échelle était suffisant. En discutant avec Daniel Charles, Daniel m’a fait comprendre que je « la jouais petit bras » (je laisse les plus jeunes chercher la signification !). Ok, je vais développer. Merci Daniel pour tes conseils et surtout pour ton rappel de la « dictature du contexte ». On peut rêver mais les éléments nous ramènent à la raison, ici, résistance des matériaux, l’encombrement…
Charge
Un bateau à foils est défini par rapport à sa longueur, son poids, sa motorisation… la gestion d’un bateau de transport tantôt vide, tantôt chargé est impossible. Dans les années 50, un « converted tanker » mesurait déjà entre 135 et 200 m et avait un TEU (Twenty-foot Equivalent Unit) entre 500 et 800. Soit une charge utile minimum de 500 containers de 20 pieds. Pour un poids moyen de 10 tonnes/container, j’estime la différence plein / vide à 5000 tonnes… ingérable.
Résistance des matériaux
Au port, ces bateaux ressemblent à des immeubles, des murs. En mer, pourtant, ils se déforment, se vrillent, pour certains cassent. L’acier se déforme, l’aluminium ne fera pas mieux et on ne saura pas construire très grand. Le carbone ? Impensable en termes de prix et de mise en œuvre. Les porte-conteneurs et autres navires de charge sont largement ouverts et subissent des efforts de flexion et de torsion considérables. Une déformation impossible à accepter sur un hydrofoil. Sur un bateau « gris », je me souviens en mer du nord avoir été arrêté par des vagues, la plage avant remplie d’eau, impossible d’avancer, porte avant en acier cassée, tourelle de canon aussi, essuie-glaces arrêtés. Nous ne naviguions pas en Mer du Nord, mais dans la Mer du Nord… A ceux qui vont me rétorquer qu’une fois en vol le bateau est moins soumis à l’état de la mer, je leur propose de visualiser ce qui se passe en mer sur la vidéo ci-dessous, un hydrofoil ne volera pas dans ce gros temps.
Encombrement
La taille des portes conteneurs a augmenté jusque dans les années 90 jusqu’au maximum de la largeur permise par le canal de panama. Aujourd’hui les Newpanamax ou Néo Panamax font 49 m de largeur maxi pour un tirant d’eau de 15.2 m ! Avec nos foils de 53.4 m sous la surface, c’est cuit ! C’est la même chose dans les ports. Alors pourquoi pas des foils repliables ou qui glisseraient dans de puits ? C’était un des points faibles de la classe Pégasus (41m), c’est une solution inenvisageable pour un très grand bateau. Alors opter pour des foils en T sous la surface avec moins de dépassement sur le coté ? Voir ci-dessous « profondeur »…
Profondeur
Pour poursuivre l’étude avec « mon bateau » de 100 m, rappel il ne s’agit pas d’un cargo mais d’un yacht à moteur, un foil en V de 57.4 m sous la surface aura une profondeur d’environ 40 m. Rotterdam, un des ports les plus profond, à une profondeur de 25 m… Cuit et recuit.
Ok. Alors on peut peut-être utiliser des foils en T pour réaliser un bateau moins large et limiter la longueur des foils (je fais les questions et les réponses) ? J’ai fait une simulation avec les mêmes données mais, je suis sympa, avec 4 foils en T, deux devant, deux à l’arrière. Pour ne pas avoir des foils trop longs (fragilité) j’ai opté pour un allongement de 4 environ, pas terrible en termes de performance. Les foils nécessaires au décollage feraient alors 54 m de long et 14 m de largeur ! Sachant que pour ne pas perturber le flux d’un foil en T il est recommandé d’avoir une profondeur égale à 1.5 sa corde, le foil se trouverait en vol à 21 m sous la surface. Pour une hauteur de vol de 5 m (il faut un minimum pour la houle de haute mer) et le tirant d’eau de mon yacht de 100 m, nous arrivons à un tirant d’eau de 41 m et une largeur de 118 m ! Cuit, recuit, rerecuit !
Certification/assurance
Vous en voulez encore ? Si les précédents arguments ne vous ont pas convaincus, j’en rajoute un dernier mais je suis persuadé que vous en trouverez d’autres. Qui va certifier assurer ce type de monstres fragiles ? Trop d’inconnues, trop risqué, bref, des nèfles (j’ai décidé d’être vieux et d’utiliser des expressions du siècle dernier).
Conclusions bis
Il faut arrêter de vendre du rève ! La diminution de l’empreinte carbone du transport maritime devra se faire sans foil. D’autres pistes existent A2V, Airseas, Turbovoiles, revenir à la navigation à voile, comme l’a initié Grain de Sail, les projets Oceanbird, Solid sail, TOWT, AYRO…
Pour poursuivre
Dr Goulu
Lorsqu’en 2008, j’ai découvert ce blog créé par Philippe Guglielmetti, Philippe m’a rapidement proposé d’écrire, merci à lui. Philippe est un passionné, techniquement très pointu (docteur ès sciences), excellent vulgarisateur… Il a abordé la notion d’échelle sous d’autres angles très passionnants. Je vous conseils la lecture des articles suivants :
Comment les insectes font pour voler ?
Trois étoiles !
Daniel Charles a abordé dans l’article « Des hydroptères hauturiers ? » la problématque de l’échelle. Il avait évoqué l’éventualité de créer un grand Moth et Attila, le Star X3 (Star, quillard Olympique) conçu en 1950 par Albert Debarge. L’idée était la suivante, puisque le Star est rapide et capable de très bien remonter au vent, il pourrait être imbattable en course au large. D’où la création d’un Star de 20m de long par 5 de large avec un mat de 30m et 259 m² de voile. Bateau rapide voir très rapide dans des conditions de vent faible moyenne, Attila faisait peur quand le vent montait, il grinçait, le bruit était entendu de loin et à bords l’équipage n’en menait pas large ! Il a été victime de nombreux déboires techniques avant de sombrer en 1976.